Sociologie du théâtre

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Cette discipline étudie le rapport d’une œuvre textuelle ou scénique à la collectivité humaine, la classe sociale, la mentalité, le moment historique où elle se réalise. La s. présente un domaine d’investigation et un corpus d’hypothèses et de réflexions basés sur des travaux hétéroclites. On peut néanmoins tenter une esquisse de description en distinguant plusieurs tendances. À son pôle le moins spécifique, la s. est constituée d’une série de textes et d’axiomes fondés sur le constat d’une affinité frappante entre théâtre et société, selon l’expression de Gurvitch. Modulant sur la fameuse métaphore qui stipule que le monde entier est un théâtre, dérivant à la vie sociale des conceptualisations en termes d’acteurs, de rôles et de scènes, cette approche est davantage, pour reprendre la distinction proposée par Rapp, une sociologie théâtrale qu’une s. En règle générale, cette sociologie théâtrale énonce tantôt un paradigme pour l’approche dramaturgique de la société, comme le montrent les ouvrages de Brissett, Burke et Burns, tantôt des assertions programmatiques, illustrées ad libitum, sur l’action, l’imaginaire, les rituels et l’effervescence de la vie sociale, représentées par les travaux de Duvignaud et Turner. À l’exemple de Goffman, elle peut aussi donner lieu à des travaux sociologiques plus précis, mais qui restent évidemment consacrés à l’étude théâtralogique de la vie sociale, plutôt qu’à l’étude sociologique de la vie théâtrale. À l’autre pôle, on trouve des recherches exprimant un souci du concret et de l’utile. Les travaux de Roger Deldime, ainsi que ceux représentés dans les divers congrès mondiaux de s. organisés autour de ce chercheur, sont animés d’une volonté d’applicabilité, voire de philanthropie sociales. Cette s. veut surtout montrer l’utilité du théâtre, puis en améliorer les vertus pédagogiques, socialisantes et intégratrices.

Entre ces deux tendances s’ouvre l’ample domaine­ de recherche sociologique spécifique qui s’approche­ concrètement du travail théâtral – les conditions d’existence et les significations notamment – et qui scrute la production et la réception artistiques, dans leur lien avec des structures sociales, politiques et économiques. Cependant, cette approche sociologique de l’univers théâtral est elle-même aux prises avec des contradictions, qui se retrouvent dans toutes les formes de sociologie des phénomènes artistiques. Celles-ci résident dans une tension entre internalisme et externalisme, entre étude des significations des œuvres et étude des conditions dans lesquelles l’art est produit. Les recherches dans la sociologie contemporaine de l’art tentent néanmoins de contourner cette tension. Les travaux les plus marquants dans ce domaine sont sans conteste ceux de Pierre Bourdieu, qui a appliqué au domaine de l’art la notion de champ, concept central de son approche, et ceux d’Howard Becker, qui articule sa théorie autour de la notion de mondes de l’art.

Le programme que se donne la s. est vaste et sa réalisation lointaine; elle n’a pour une bonne part pas même encore commencé. Quelques travaux comme ceux de Demarcy, Pidoux et Shevtsova se sont efforcés de lier considérations esthétiques et diagnostics politiques ou sociologiques. Les publications françaises récentes montrent que Becker fournit la source d’inspiration principale des travaux en s. Toutefois, les forces disponibles pour mener à bien ces recherches sont rares. Elles le sont tout particulièrement dans notre pays, où la sociologie de la culture n’occupe dans l’organisation du monde universitaire et de la recherche qu’une place minime, très peu dotée en personnel et en crédits de recherche et où la s. est elle-même une fraction mineure de cette sociologie de la culture. Très rares sont donc les textes se réclamant explicitement d’une approche sociologique du théâtre, et la plupart d’entre eux sont souvent consacrés à des réalités ponctuelles. Par conséquent, il faut aller chercher ailleurs que dans les instituts de sociologie, et même souvent en dehors de l’Université, les quelques recherches qui peuvent alimenter les interrogations sociologiques sur le théâtre. On cherchera notamment du côté de l’histoire du théâtre, chez →Daniel Jeannet, →Charles Apothéloz et →Bernard Bengloan pour la Suisse romande, ou dans des monographies animées du souci généalogique, ethnographique, contextuel ou comparatif (par exemple dans les travaux de Depallens, Pidoux, Ruegg, Schwab, Sutermeister, Aguet). Les recueils tels ceux rassemblés par la Société Suisse du Théâtre (Engler, Jauslin 1989) ou par l’Institut d’études théâtrales de l’Université de Berne (Kotte) sont aussi une aide précieuse. Pour étudier la vie théâtrale comme production artistique dans ses particularités, il s’agit de mener une réflexion systématique et collective sur les auteurs, les metteurs en scène, les acteurs, les institutions, les salles, les saisons, les soutiens publics et privés, les publics, mais aussi sur les techniciens, les créateurs de décors, de lumières, de costumes; et encore sur les disparités entre situations institutionnelles, entre légitimités esthétiques, médiatiques, publiques; sur les relais et les dépendances à l’égard de l’économie, monétaire ou symbolique, à l’égard du pouvoir politique.

Quelques recherches quantitatives se sont penchées sur les publics de la culture et sur les dépenses publiques en faveur de la culture, en incluant plus ou moins explicitement la question du théâtre (Bourquin). Mais si elles montrent souvent que le théâtre est, du point de vue des pratiques du public, un art particulièrement sélectif et distinctif, elles ne disent rien de très précis sur les pratiques des spectateurs, sur la manière dont ils perçoivent, goûtent ou rejettent une forme d’expression spécifique. Il reste à établir pour la s. une statistique de la culture qui soit plus fidèle aux diverses formes d’expression artistique.

Bibliographie

  • Pierre Bourdieu, "Champ intellectuel et projet créateur", in Les Temps Modernes n° 246, 1967.
  • Kenneth Burke, "Five Key Terms of Dramatism", in Life as Theater, New York, éd. Dennis Brissett, 1990.
  • Elizabeth Burns, Theatricality. A Study of Convention in the Theatre and in Social Life, New York, Harper Torchbooks, 1972.
  • Richard Demarcy, Éléments pour une sociologie du spectacle, Paris, UGE, 1973.
  • Jean Duvignaud, L’Acteur. Esquisse d’une sociologie du comédien, Paris, Gallimard, 1965.
  • Jean Duvignaud, S.. Essai sur les ombres collectives, Paris, Puf, 1965.
  • Jean Duvignaud, Spectacle et société, Médiations 66, Paris, Denoël Gonthier, 1970.
  • Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1973.
  • Georges Gurvitch, "S.", in Les Lettres nouvelles 4/35, février 1956.
  • Andreas Kotte (sous la direction de), Theaterwissenschaft, vol. 1, Materialien des ITW Berne/Bâle, Theaterkulturverlag, 1994.
  • Jean-Yves Pidoux, Scènes en fugue, Lausanne, L’Aire, 1989.
  • Jean-Yves Pidoux, Olivier Moeschler, L’État des sources de la statistique de la culture et les indicateurs statistiques culturels prioritaires, Berne, Office fédéral de la statistique/Office fédéral de la culture, 2000.
  • Maria Shevtsova, "La sociologie de la mise en scène. Le cas d’Ubu aux Bouffes de P. Brook", in Recherches Sociologiques, vol. XIX, 1988.
  • Victor Witter Turner, "From ritual to theatre: the human seriousness of play", in Performance studies series, vol. 1, New York, PAJ Publ., 1982.
  • Victor Witter Turner, Dramas, fields, and metaphors: symbolic action in human society, London, Cornell University Press, 1987.


Auteur: Jean-Yves Pidoux



Source:

Pidoux, Jean-Yves: Sociologie du théâtre, in: Kotte, Andreas (Ed.): Dictionnaire du théâtre en Suisse, Chronos Verlag Zurich 2005, vol. 3, p. 1695–1697.